Dans les manchettes | BNA Bloomberg | David Hogan et Andre Oliveira | La décision Cameco, créera un précédent : les observations finales du procès témoignent d’un combat acharné concernant les principaux enjeux en fiscalité et en prix de transfert

par David Hogan et Andre Oliveira

Tax Management International Journal, 47 TM International Journal 189, 3/9/18 – 2018 by The Bureau of National Affairs, Inc. (800-372-1033) http://www.bna.com

Même avant que la décision ne soit communiquée, un fait est très clair, dans l’affaire Cameco : ce litige de 2,2 millions de dollars ébranlera et refaçonnera peut-être le contexte de la fiscalité et des prix de transfert au Canada. L’ampleur des questions abordées est vaste, et l’on peut dire sans se tromper que celles-ci auront une forte incidence sur l’avenir de la planification et de la conformité en matière de fiscalité et de prix de transfert au Canada. Tant les contribuables que l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») s’appuieront sans nul doute sur les décisions et les leçons tirées de cette affaire comme source de référence cruciale dans le cadre des interactions et des litiges futurs[1].

Pourquoi cette affaire est-elle aussi pertinente? Il ne fait aucun doute que les enjeux sont très élevés : cette affaire touche au cœur du débat récurrent relatif à la forme par rapport au fond et, quel que soit le résultat final, il aura probablement d’importantes conséquences pour les multinationales exerçant des activités au Canada ou pour les entreprises canadiennes ayant des activités dans de multiples territoires de compétence. Nous décrivons ci-dessous les principales questions de fond en tenant compte des observations finales émises par les avocats de Cameco et de la Couronne (représentant le point de vue de l’ARC) lors des derniers jours du procès tenu à la Cour canadienne de l’impôt (CCI) les 11, 12 et 13 septembre 2017. Nous résumons ensuite les arguments présentés par les deux parties.

LES QUESTIONS DE FOND

L’ARC contestait la structure organisationnelle de Cameco, plus précisément la restructuration qui a eu lieu en 1999, ainsi que la méthode d’établissement des prix de transfert dans le cadre de conventions de vente et d’achat intersociétés d’uranium avec sa filiale suisse, Cameco Europe Ltd. (« SwissCo »). Il s’agit de savoir si Cameco a utilisé SwissCo pour éviter de l’impôt en faisant passer des bénéfices du Canada à la Suisse, territoire à faible taux d’imposition. Cameco soutient que SwissCo exerçait des activités d’achat et de vente d’uranium, et que la constitution en personne morale de SwissCo était une pratique commerciale loyale et légale.

Les remarques préliminaires dans le litige sur les prix de transfert entre Cameco Corp. (« Cameco ») et l’ARC ont été entendues au début d’octobre 2016[2]. Après 65 jours de procès, les deux parties ont présenté leur plaidoyer final en septembre 2017.

Nous continuerons de suivre cette affaire et nous publierons nos analyses de la décision de la CCI, une fois qu’elle sera rendue.

Les observations finales ont été présentées à la CCI en septembre 2017, et l’on s’attend à ce qu’une décision soit rendue dans les six à dix-huit mois suivant cette date. Bien que cette affaire soit toujours en litige, il est possible de prévoir les répercussions qu’elle aura sur la fiscalité canadienne, comme en témoigne ce qui suit.

La planification fiscale au Canada est tout à fait légale

La planification fiscale est autorisée au Canada, comme la Couronne l’a réaffirmé au cours du procès. Les contribuables canadiens ont le droit de planifier leur situation fiscale afin de diminuer l’impôt à payer, à condition que cette planification et sa mise en œuvre n’enfreignent pas les lois en vigueur.

Le dilemme de la « forme par rapport au fond » : l’issue de ce procès influencera l’argumentation

Les contribuables et les auditeurs de l’ARC répertorieront cette affaire dans les contrôles fiscaux et de prix de transfert au Canada comme un exemple classique du dilemme de la « forme par rapport au fond ». Bien sûr, ce dilemme se pose en pratique toutes les fois où survient un soupçon ou un débat selon lequel la forme (entente ou document juridique, facture ou autre document) n’est pas compatible avec le fond (les faits). Cette affaire sera certainement la source de messages très importants et elle fera jurisprudence à cet égard.

Il existe une houleuse controverse entre Cameco et la Couronne, à savoir si les documents juridiques établis par Cameco traduisaient effectivement le rôle et les activités réels des parties aux opérations. Nous n’exprimerons pas d’opinion sur le fait que les documents de Cameco correspondaient, ou non, à la réalité, tout simplement parce que seules les parties en cause disposent de tous les faits et documents pertinents. Nous viserons plutôt les effets possibles de cette affaire sur le comportement des contribuables canadiens et des auditeurs de l’ARC.

Ainsi, en supposant que Cameco ait « gain de cause », c’est l’argument de la « forme » qui l’emporte et crée un précédent selon lequel il sera plus facile pour les contribuables canadiens d’appuyer leur position sur les documents juridiques dans leurs litiges futurs avec les auditeurs de l’ARC. Ces documents juridiques peuvent comprendre, notamment, des ententes intersociétés, des factures, de la correspondance (p. ex. des courriels), l’existence juridique d’entités et d’organismes de gouvernance juridiques (p. ex. un conseil d’administration). Par conséquent, si Cameco obtient gain de cause, dans les affaires où le fond pourrait faire l’objet de débats mais où les documents juridiques ont été bien préparés, le contribuable pourra renvoyer à la décision Cameco pour contester l’intention de l’auditeur de l’ARC d’examiner ce qui est « au-delà » de l’apparence des documents juridiques.

Autrement dit, si Cameco a gain de cause, cela pourrait fournir aux contribuables canadiens un précieux outil pour faire respecter par les auditeurs de l’ARC la forme de leurs opérations et pour que ceux-ci n’essaient pas d’aller au-delà des documents écrits en vue d’élaborer une version des faits qui pourrait être en contradiction avec les documents officiels.

Une décision favorable à Cameco pourrait également indiquer aux contribuables que les documents juridiques peuvent assurer une importante protection contre les contestations de l’ARC, selon les scénarios d’un audit de l’ARC.

Par ailleurs, si la décision était favorable à la Couronne et à l’ARC, les auditeurs de l’ARC pourraient considérer cette affaire comme une victoire du « fond », et être portés à moins tenir compte des dispositions des ententes intersociétés et des autres documents juridiques lorsqu’ils cherchent à obtenir certains résultats dans leur audit. Le précédent Cameco pourrait fournir aux auditeurs de l’ARC l’appui nécessaire à un audit fondé sur le dévoilement de faits qui dépassent les documents juridiques. C’est, de toute évidence, un scénario préoccupant, car il pourrait faciliter aux auditeurs de l’ARC la contestation des opérations telles que décrites et considérées par les contribuables.

De plus, une décision favorable à la Couronne et à l’ARC indiquerait aux contribuables que les documents juridiques n’assurent pas beaucoup de protection contre la position de l’ARC, au cours d’un audit.

La doctrine du « simulacre » : un autre précédent

Diverses affaires judiciaires, au Canada, ont traité de la doctrine du « simulacre » : p. ex. Stubart Investments Limited. c. Sa Majesté la Reine[3], Dimane Enterprises Ltd. c. La Reine[4] et Continental Bank Leasing Corp. c. Canada[5]. La Couronne a fait référence à ces affaires, en détail, pendant le procès et les observations finales, alors que les avocats de Cameco faisaient référence à Stubart. L’affaire Cameco en instance créera probablement un précédent relativement à la doctrine du « simulacre », qui servira les intérêts de l’ARC, des fiscalistes et des contribuables, particulièrement en ce qui a trait à l’analyse des structures de planification fiscale.

Règles de requalification aux termes de « la Loi » : un nouveau précédent

La Couronne s’est fondée sur trois motifs dans sa plaidoirie : la doctrine du « simulacre », les dispositions relatives à la règle de requalification, aux alinéas 247(2)(b) et (d) de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada(LIR), et les dispositions traditionnelles en matière de prix de transfert énoncées aux paragraphes 247(2)a) et c) de la Loi.

En ce qui concerne la requalification, il n’existe aucune décision judiciaire pertinente à cet égard au Canada. Si la CCI aborde cette disposition de la LIR dans sa décision, les contribuables, les fiscalistes et l’ARC disposeront d’une importante source de référence pour établir si une opération pourrait faire l’objet d’une requalification.

Richter S.E.N.C.R.L. a récemment obtenu des données du Comité de revue des prix de transfert (CRPT) de l’ARC, notamment le nombre de renvois de requalification faits par des auditeurs de l’ARC chaque année, de janvier 2012 à avril 2017. Le nombre total de renvois a été de 39, et le nombre annuel moyen, de sept (à l’exclusion de l’année partielle de 2017). La politique de l’ARC exige que ses auditeurs obtiennent l’autorisation du CRPT pour procéder à l’établissement de nouvelles cotisations, en fonction des dispositions relatives à la requalification de la Loi.

Les statistiques du CRPT indiquent également le nombre de cas de prix de transfert qui lui ont été adressés aux fins d’imposition de pénalités, à la suite de redressements de prix de transfert aux termes des alinéas 247(2)(a) et (c). De janvier 2012 à avril 2017, le nombre total de cas de prix de transfert renvoyés aux auditeurs de l’ARC a été de 325, soit une moyenne de 60 cas par année.

Ces données démontrent que, même si les cas de requalification sont beaucoup moins courants que les cas nécessitant uniquement un redressement du prix de l’opération (aux termes des alinéas 247(2)(a) et (c)), les auditeurs de l’ARC prennent en compte la requalification, qu’ils utilisent dans un nombre sélectionné de cas. Alors, de quelle façon la décision Cameco influencera-t-elle le comportement des auditeurs de l’ARC en ce qui a trait aux éventuelles situations de requalification? Seront-ils plus enclins à proposer la requalification, advenant que le juge confirme son application aux opérations de Cameco? Il est en effet probable que l’utilisation de la requalification par la CCI dans sa décision incite les auditeurs de l’ARC à soutenir que les opérations telles qu’elles sont structurées par le contribuable peuvent être remaniées aux termes d’un audit de l’ARC, afin que l’opération soit conforme à l’interprétation que fait l’ARC du fond (les faits).

La gouvernance d’entreprise et la responsabilité de la direction : les répercussions potentielles

Un autre aspect de cette affaire est qu’elle soulève une fois de plus l’importante question de la responsabilité des dirigeants et des administrateurs d’entreprise, ainsi que des risques de poursuite en justice que cela pourrait faire courir à ces personnes. Cela soulève également la question de savoir si des poursuites pourraient être intentées par les actionnaires de Cameco à l’encontre de certains administrateurs ou employés de Cameco, en fonction de la décision qui sera rendue en l’espèce[6].

Les administrateurs de sociétés ont des obligations fiduciaires particulières, qui peuvent être divisées essentiellement en deux catégories :

  • Une obligation fiduciaire selon laquelle les administrateurs doivent agir honnêtement et en toute bonne foi, et placer les intérêts de la société au-dessus de leurs intérêts particuliers[7].
  • Un devoir de diligence, selon lequel les administrateurs doivent exercer leurs pouvoirs avec diligence et compétence, comme le ferait une personne raisonnable en pareilles circonstances[8].

Les actionnaires se fient au fait que les administrateurs vont gérer et protéger leurs intérêts. Dans Cameco, la Couronne présente à la Cour une affaire dans laquelle une société, et certains employés de la société, « créent des documents en vue de leurrer l’ARC ». Selon les avocats de Cameco, la Couronne brosse un tableau selon lequel SwissCo serait une façade, et où les employés seraient engagés dans la destruction systématique et trompeuse de documents. Il s’agit d’allégations très sérieuses et, si les arguments de la Couronne l’emportent, cela motiverait probablement l’introduction d’actions en justice par les actionnaires à l’encontre des administrateurs ou des employés relativement à des dommages découlant de la violation de leurs obligations fiduciaires ou juridiques[9].

Questions de fond : qui a l’avantage?

Il est difficile de prévoir les décisions définitives et les résultats de cette affaire, qui est portée devant une cour de justice et dont les deux parties ont présenté leurs positions, étayées par leurs conclusions et par leurs preuves. Il est donc normal que Cameco et la Couronne soient convaincues que c’est leur position respective qui l’emportera.

D’une part, Cameco pourrait convaincre le juge du fait que la Couronne n’a pas présenté de preuves suffisantes pour lui permettre d’appliquer la doctrine du « simulacre » ou les dispositions relatives à la requalification de la Loi et qu’elle n’a pas examiné adéquatement les prix intersociétés établis par le contribuable pour les opérations intersociétés faisant l’objet d’un examen.

D’autre part, la Couronne pourrait convaincre le juge que SwissCo était à peine présente en Suisse et jouait un rôle infime dans les opérations réalisées, qui avaient en fait été menées par Cameco Canada. En l’espèce, le juge pourrait accepter la doctrine du « simulacre », les dispositions relatives à la requalification, ou la thèse selon laquelle SwissCo ne devrait réaliser que des profits négligeables.

Les deux parties ont présenté des arguments raisonnables, et une importante quantité de documents et de témoignages a été examinée.

Cameco soutenait, dans ses observations finales, que le fardeau de la preuve incombait à la Couronne et que, pendant le procès, celle-ci n’avait pas prouvé qu’il y avait eu simulacre (par conséquent, la doctrine du « simulacre » ne s’appliquait pas), ou que Cameco Canada n’aurait pas procédé à cette opération si cela avait été dans des conditions normales de concurrence avec SwissCo (par conséquent, la requalification ne s’appliquait pas). En l’espèce, le fardeau de la preuve constitue un important obstacle que la Couronne doit franchir, car tant la conclusion relative à un simulacre que la justification d’une requalification nécessitent des preuves solides, et ce n’est que dans les cas extrêmes que les autorités fiscales y ont recours.

De plus, le droit canadien en général, et le droit fiscal canadien en particulier, donnent préséance au fond et à la forme juridiques, plutôt qu’aux résultats économiques[10]. Cependant, les dispositions législatives canadiennes relatives aux prix de transfert reconnaissent l’importance de la réalité économique. Cela signifie que les conséquences juridiques réelles d’un contrat ou d’une opération l’emportent sur les simples étiquettes ou la terminologie qui y est utilisée. Si la forme juridique diffère du fond juridique et qu’il existe une intention de tromper, il y a présence de simulacre. Cependant, il est question ici de fond juridique, et non de réalité économique.

Par exemple, dans Shell Canada Ltée c. Canada[11], cause faisant jurisprudence en la matière, la Cour suprême a catégoriquement rejeté le recours à la réalité économique d’une opération. La Cour a déclaré formellement qu’à moins qu’il n’y ait simulacre ou une disposition expresse à cet égard dans la Loi de l’impôt sur le revenu, la réalité économique d’une situation ne peut pas être utilisée pour requalifier les relations juridiques de bonne foi d’un contribuable[12].

Le fait de privilégier la forme, plutôt que les facteurs économiques d’une opération, découle d’un principe central en droit fiscal canadien, selon lequel les contribuables sont autorisés à organiser leurs activités de façon à réduire le plus possible leur impôt à payer[13]. Par conséquent, pourvu que la forme juridique ne soit pas trompeuse (c.-à-d. que les effets juridiques de l’opération sont les mêmes que ceux que sa forme laisse supposer), une opération ne fait habituellement pas l’objet d’une requalification aux fins du droit fiscal.

Advenant que le juge accueille les arguments de Cameco selon lesquels la doctrine du « simulacre » et la requalification ne s’appliquent pas, alors la CCI tranchera probablement la question de savoir si les prix de vente de Cameco Canada à SwissCo ont été pratiqués dans des conditions normales de concurrence (c.-à-d. la question des alinéas 247(2)(a) et (c)). À cet égard, il examinera si les prix comparables sur le marché libre (PCML) présentés par Cameco étaient raisonnables, ou s’il faudrait établir la rentabilité globale de SwissCo pour déterminer le niveau de profit qui aurait dû être enregistré, ce qui, d’après la Couronne, devrait être à peu près nul.

Les deux parties opposées ont présenté au juge leurs solutions distinctes à ce conflit. Alors que les avocats de Cameco ont tenté de limiter le débat à l’établissement des prix intersociétés dans les contrats, la Couronne soutient que la Cour doit prendre en compte non seulement les ententes d’établissement de prix particulières aux contrats, mais aussi les fonctions, les risques et les actifs de chacune des parties aux opérations structurées par le contribuable.

La décision de la CCI est difficile à deviner et, une fois qu’elle sera rendue, elle apportera une réponse à au moins certains des arguments, positions et preuves présentés par Cameco et par la Couronne.

Sommaire des observations finales

Argument 1 : dispositions relatives aux prix de transfert aux alinéas 247(2)(a) et (c)

Qu’est-ce qu’un montant?

Le premier argument présenté à la Cour relève des dispositions traditionnelles sur les prix de transfert de la Loi, aux alinéas 247(2)(a) et (c), qui permettent le redressement des prix relatifs aux opérations intersociétés.

Les avocats de Cameco ont soutenu que la véritable question était de savoir si les conditions (étroitement liées aux « prix ») utilisées dans le cadre des ventes intersociétés entre les parties apparentées étaient sans lien de dépendance.

Le désaccord initial entre Cameco et la Couronne porte sur l’interprétation du terme « montant », à l’alinéa 247(2)(a) de la Loi. D’après Cameco, le terme « montant » équivaut à « prix », alors que la Couronne considère que « montant » peut désigner un revenu ou un profit. En se fondant sur cette interprétation, la Couronne a soutenu qu’il est possible d’attribuer des profits aux termes de cette disposition, étayée par les déclarations des témoins experts.

Cameco a allégué que la Couronne n’avait pas entamé un exposé sur ce que devraient être les prix des opérations, et sur le fait que les conditions étaient avec ou sans lien de dépendance. Cameco considère que la Couronne ne peut pas justifier une affaire « d’établissement de prix » et qu’elle devait donc retenir la doctrine du « simulacre » et la requalification en tant qu’allégations premières.

Le prix par rapport au profit

Dans les cotisations initiales et les lettres de proposition de l’ARC, Cameco n’a trouvé aucune indication des conditions ou des prix de pleine concurrence que les contrats auraient dû comporter. Dans la nouvelle cotisation de l’ARC, Cameco n’a constaté qu’un transfert de bénéfices de SwissCo à Cameco Canada. La Couronne a répliqué en déclarant que le ministre « supposait que les conditions n’étaient pas en libre concurrence ». Cameco a contesté cette supposition devant les tribunaux, où deux juges ont conclu que la Couronne devait divulguer le prix de pleine concurrence si elle voulait intenter des procédures aux termes des alinéas 247(2)(a) et (c).

Les avocats de Cameco ont soutenu, dans les observations finales, qu’étant donné que la Couronne n’a pas fourni à Cameco un prix révisé des opérations, il ne devrait pas y avoir de redressement des prix intersociétés de Cameco.

Argument 2 : la doctrine du « simulacre »

La définition de « simulacre », au cours du procès, était comme suit : « Actes posés ou documents signés par les parties au « simulacre », dans l’intention de faire croire à des tiers ou à la Cour qu’ils créent entre les parties des obligations et droits légaux différents des obligations et droits légaux réels (s’il en est) que les parties ont l’intention de créer. »[14]

La position de la Couronne

La Couronne déclare que SwissCo n’exploitait pas une entreprise d’achat et de vente d’uranium, mais qu’elle était plutôt une coquille vide servant uniquement à transférer des bénéfices du Canada en Suisse.

La Couronne affirme que tous les documents de Cameco relatifs aux activités de SwissCo ont été préparés uniquement en vue d’induire le ministre en erreur, en créant l’illusion qu’il existait vraiment une entreprise qui s’adonnait au commerce de l’uranium en Suisse. De plus, la Couronne déclare qu’il y a eu destruction systématique de preuve et que les témoins de Cameco, pendant le procès, se sont fait indiquer quoi répondre, de façon à donner à la Cour l’illusion que SwissCo exploitait une entreprise commerciale.

Cette position de la Couronne est étayée par une série de faits qui, selon la Couronne, mettent en lumière la nature trompeuse de SwissCo et confirment la présence d’un simulacre, en soulignant que les principales fonctions de SwissCo étaient en fait assumées par Cameco Canada. D’après la Couronne, SwissCo ne disposait pas du personnel requis pour exploiter une entreprise s’adonnant à l’achat et à la vente d’uranium. De plus, ce n’est pas SwissCo, mais Cameco, qui prenait toutes les décisions relatives aux stratégies d’affaires. Par ailleurs, c’est Cameco, et non SwissCo, qui était partie aux négociations liées à l’achat et à la vente d’uranium. La conduite pratique des parties en l’espèce est compliquée par le fait qu’il s’agit, bien évidemment, d’entités apparentées, dotées d’un conseil d’administration commun et de services partagés.

Dans l’analyse d’un simulacre, la Couronne affirme qu’il est nécessaire de déterminer ce qui s’est réellement produit, plutôt que ce qui semble s’être passé. La Couronne préconise une analyse approfondie, basée sur le fond juridique et la réalité économique des faits, tels qu’énoncés et appliqués dans les affaires juridiques Stubart, Dimane, et Continental Bank, et non seulement sur la forme juridique.

Selon la Couronne, il ne suffit pas d’examiner les documents pour évaluer un simulacre, car ce sont les documents qui sont à l’origine du simulacre. Il est donc nécessaire d’adopter une approche plus vaste, compte tenu du fait qu’un simulacre est essentiellement une opération dont la forme vise à dissimuler son fond véritable. La Couronne a soutenu qu’essentiellement, si l’on se contente des documents provenant des parties, on empêche un regard extérieur d’infirmer ce qui, de prime abord, semble vrai, et anéantit ainsi toute possibilité de découvrir l’existence d’un simulacre.  Autrement dit, la Cour ne devrait pas se limiter à l’examen des documents présentés au cours du procès. Là encore, c’est compliqué en pratique, car, bien entendu, il s’agit de parties apparentées ayant un conseil d’administration commun et des services partagés.

La position de Cameco

Cameco a soutenu que les opérations auxquelles SwissCo était partie avaient été conclues adéquatement par SwissCo. Tous ces contrats disent ce qu’ils veulent dire et signifient ce qu’ils disent, et ils ne dissimulent ou ne déguisent aucune autre opération. Par conséquent, il n’existe pas de simulacre. Cameco maintient que SwissCo était propriétaire de l’uranium dont les bénéfices ont été tirés. Donc, lorsqu’elles disent qu’il n’y a pas de simulacre, elles disent que personne d’autre, et en particulier, Cameco Canada, n’a de revendication exécutoire à l’égard de ces bénéfices.

Selon Cameco, il semble que l’argument de la Couronne soit que la propriété des bénéfices tirés du négoce de l’uranium provenant de l’achat et de la vente d’uranium par SwissCo est en quelque sorte transformée en propriété de ces mêmes bénéfices par Cameco Canada, selon trois séries générales de raisons :

  • Cameco Canada assumait diverses fonctions liées au commerce de l’uranium;
  • Cameco Canada contrôlait, en un certain sens, SwissCo;
  • à la suite de la restructuration du groupe Cameco en 1999, rien n’a changé dans la manière dont le commerce est pratiqué.

Premièrement, lorsque la Couronne a soutenu que les bénéfices tirés de l’achat et de la vente d’uranium par SwissCo devraient être imposés en tant que bénéfices de Cameco Canada en raison des précieux services offerts par Cameco Canada à SwissCo, Cameco a répondu que la prestation de ces services par Cameco Canada à SwissCo ne change en rien la propriété de l’uranium, dont la vente a produit les bénéfices, et que, par conséquent, cela ne change en rien la propriété des bénéfices. Cameco a ajouté que les activités que la Couronne qualifie de « fonctions précieuses contribuant à la rentabilité de SwissCo » sont des activités qui ont été fournies aux termes d’une entente de services conclue entre les deux sociétés et qui sont conformes au rôle de Cameco Canada à titre de société mère de SwissCo, et du groupe Cameco dans son ensemble.

Deuxièmement, lorsque la Couronne a soutenu que ce qui était dissimulé derrière les contrats de SwissCo était le fait que Cameco Canada avait le « contrôle » (ce qui signifiait essentiellement qu’elle indiquait à SwissCo les contrats à signer), Cameco a répondu que le fait que Cameco Canada avait, dans une certaine mesure, le contrôle des affaires de SwissCo ne permet pas d’établir, sur le plan du droit, que Cameco Canada achetait et vendait de l’uranium et que SwissCo n’en faisait pas autant. Cameco a ajouté qu’il n’existe pas de principe juridique selon lequel une personne peut acquérir des droits sur les bénéfices d’une autre personne, simplement en exerçant un contrôle sur cette autre personne. De plus, Cameco Canada était, bien entendu, l’actionnaire contrôlant de SwissCo et de la totalité du groupe Cameco, et le degré de contrôle et d’influence exercé par Cameco Canada témoigne d’une relation commerciale normale entre une société mère et sa filiale.

Enfin, il faut tenir compte de la réponse de Cameco lorsque la Couronne a affirmé que rien n’avait changé à la suite de la restructuration du groupe Cameco, en 1999, l’argument de simulacre de la Couronne étant que chacune des étapes de la mise en œuvre de la réorganisation de 1999 et toutes les opérations ultérieures visaient à induire le ministre en erreur et lui faire croire que les activités d’achat et de vente d’uranium étaient exercées par SwissCo, alors qu’en fait, elles étaient exercées par Cameco Canada. Cameco a répondu que les droits légaux et la relation entre Cameco Canada, SwissCo et Cameco U.S. ont changé ou que, dans certains cas, ils étaient nouveaux. Pour étayer sa position, Cameco a fait un renvoi à des arrêts de la Cour suprême, notamment Stubart et Cameron[15].

Dans l’affaire Stubart, la société éponyme, Stubart, avait vendu son entreprise à Grover, puis avait conclu avec Grover une entente selon laquelle elle dirigerait l’entreprise à titre de mandataire de Grover. Après la vente, Stubart a continué de remplir exactement les mêmes fonctions que lorsqu’elle était le propriétaire-exploitant de l’entreprise.

Dans l’affaire Cameron, les employés de Campbell remplissaient exactement les mêmes fonctions avant et après la restructuration qui a donné lieu à la création d’une nouvelle entreprise (« Independent ») destinée à offrir ces services à Campbell.

Cameco a soutenu que ce qui avait changé, dans ces affaires, c’étaient les droits légaux et les relations entre les parties; et la Cour suprême du Canada a confirmé, dans les deux cas, qu’il fallait déterminer l’incidence fiscale en fonction des droits légaux et des relations après l’opération. Cameco a ajouté que dans les affaires StubartCameron et le cas présent, il y a eu des changements de fond apportés aux droits légaux et aux relations des parties, et que ces changements faisaient une grande différence, de l’avis de la Cour suprême du Canada.

Cameco a déclaré que, dans toutes ces affaires, la Couronne tentait de faire revivre la notion selon laquelle l’imposition est fondée sur la réalité économique, plutôt que sur les droits légaux et les relations.

De plus, Cameco a affirmé que la Couronne n’a pas réussi à prouver l’existence d’un simulacre ou d’un élément de tromperie se trouvant au cœur de l’allégation de simulacre de la Couronne ou de toute allégation de simulacre. Cameco a également allégué que la Couronne prend les faits les plus innocents pour en faire des contrevérités.

Argument : requalification aux termes des alinéas 247(2)(b) et (d)

La Couronne continue de s’appuyer sur les alinéas 247(2)(b) et (d) pour requalifier les opérations entre Cameco Canada et SwissCo. La Couronne maintient que les opérations relatives à l’uranium entre les deux entités ont eu lieu aux seules fins de réduire le fardeau fiscal du groupe, et qu’elles n’auraient pas été entreprises si les deux parties avaient traité sans lien de dépendance.

Pour étayer sa position, la Couronne a soutenu que les opérations constituaient des pratiques commerciales déraisonnables. Ce caractère déraisonnable découle du fait que Cameco vendait son uranium à SwissCo à prix fixe, lorsque les prix de l’uranium étaient bas, sans possibilité de renégociation. À la suite de cette opération, SwissCo a réalisé d’importants bénéfices en Suisse et, inversement, Cameco Canada a essuyé des pertes importantes, et les coûts de son exploitation minière n’ont pas été compensés par les produits de la vente d’uranium. Par ailleurs, ces opérations entraient en conflit direct avec les politiques internes de Cameco à l’égard des opérations de tiers.

De plus, la Couronne a déclaré que la constitution de SwissCo en personne morale pour agir en tant qu’intermédiaire entre Cameco Canada et les acheteurs finals n’est pas justifiable, au point de vue commercial, car, selon plusieurs experts, les sociétés du même type ne font pas appel à des intermédiaires pour vendre des produits tels que l’uranium.

En réponse à ces déclarations, Cameco a présenté des témoins experts qui ont confirmé que les contrats en question sont des contrats normaux. Ces témoins ont aussi fourni des exemples selon lesquels des producteurs effectuent des opérations afin de transférer les risques liés aux prix des marchandises qu’ils produisent, en bloquant les ventes à des prix fixes ou à des prix de base indexés, même en période de marché haussier.

Cameco a soutenu que la Couronne ne s’appuyait sur rien pour conclure que des parties sans lien de dépendance n’auraient pas procédé aux opérations en question. De plus, Cameco a déclaré que la Couronne soutient essentiellement que dans le monde réel, les sociétés minières assument les risques liés aux prix, et qu’elles ne les transfèrent pas, ce qui, de l’avis de Cameco, ne correspond pas aux pratiques sectorielles.

Cameco a soutenu que la question à se poser pour savoir si l’alinéa 247(2)(b) s’applique en l’espèce, est : « S’agit-il du type d’opération générique et normale, du point de vue commercial, que l’on constate dans ce secteur? » Cameco affirme que l’opération était acceptable, du point de vue commercial, dans ce secteur d’activité.

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Derniers commentaires

Cameco est une affaire qui crée un précédent et porte sur le transfert de bénéfices additionnels de 7 milliards de dollars à Cameco Canada, ce qui donne lieu à de nouvelles cotisations de l’impôt de plus de 2,2 milliards de dollars au Canada. Il s’agit d’une facture fiscale très élevée, et chacune des parties en l’espèce présente et aborde ses arguments d’un point de vue totalement différent.

Pendant le procès, Cameco et la Couronne ont présenté des documents, des éléments de preuve et des arguments qui ont confirmé et étayé leur position initiale. Dans leurs observations finales, les deux parties ont développé leurs arguments en vue de convaincre la CCI du bien-fondé de leurs positions respectives conflictuelles.

Il est fort probable que cette affaire devienne une source de référence cruciale quant à l’application, ou non, de la doctrine du « simulacre », pour les très importantes dispositions relatives à la requalification des prix de transfert, aux termes des alinéas 247(2)(b) et (d), et pour toute analyse fiscale comportant le dilemme de « la forme contre le fond ».

De plus, cette affaire aura probablement d’importantes répercussions sur l’avenir de la planification fiscale et sur les contrôles fiscaux et en prix de transfert au Canada. Par exemple, elle pourrait avoir une incidence sur la perception et le comportement des fiscalistes et des auditeurs de l’ARC, dans leur évaluation des occasions et des risques liés aux opérations et aux structures actuelles ou prévues.

La décision de la CCI devrait être rendue au cours des 14 prochains mois. Nous surveillerons de près le prononcé de cette décision et ses suites; nous publierons nos commentaires dès que nous aurons accès à cette décision.

 

 


 

[1] Une présentation plus détaillée de cette affaire est fournie dans notre article intitulé Procès Cameco : les remarques préliminaires sur cette cause de 2,2 G$ soulèvent des questions fondamentales qui pourraient transformer les prix de transfert, Bloomberg Tax, 25 Transfer Pricing Rep. 899 (8 déc. 2016).

[2]Voir David Hogan et Andre Oliveira, Procès Cameco : les remarques préliminaires sur cette cause de 2,2 G$ soulèvent des questions fondamentales qui pourraient transformer les prix de transfert, Bloomberg Tax, 25 Transfer Pricing Rep. 899 (8 déc. 2016).

[3] Stubart Invs. Ltd. c. The Queen, [1984] 1 R.C.S. 536.

[4] Dimane Enterprises Ltd. c. La Reine, 2014 CCI 334.

[5] Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298.

[6] Pour prendre connaissance des litiges entre actionnaires et administrateurs d’une société et des obligations fiduciaires des administrateurs, voir l’article de David Hogan et Andre Oliveira, intitulé Lessons from Canada’s Silver Wheaton Case : When Corporate Directors Are Sued for Transfer Pricing Transgressions (Recours collectif historique dans le domaine des prix de transfert en vedette dans BNA), 24 Transfer Pricing Rep. 919 (Nov. 12, 2015).

[7] Voir, par exemple, le jugement de la Cour suprême du Canada intitulé BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, 3 RCS 560.

[8] Id.

[9] Pour obtenir des exemples de lois qui tiennent les administrateurs personnellement responsables de leurs actes, voir Karen J. Cooper, Avoiding Director’s Liability in Troubled Economic Times, Charity Law Bulletin 162 (2009), disponible à http://www.carters.ca/pub/bulletin/charity/2009/ chylb162.htm.

[10] Continental Bank of Canada et al. v. The Queen, 94 DTC 1858, à 1869 et 1871; [1995] 1 CTC 2135, à 2153 (CCI); confirmé 98 DTC 6505; [1998] 4 CTC 119 (CSC).

[11] Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S 622; [1999] 4 CTC 313.

[12] Id., à ¶39.

[13] Inland Revenue Comm’rs v. Westminster (Duke), [1936] AC 1, à 19 (H.L.).

[14] Snook v. London and West Riding Invs. Ltd., [1967] 2 W.L.R. 1020 à 1030, [1967] 1 All E.R. 518 (C.A.).

[15] M.R.N. c. Cameron, [1974] R.C.S. 1062, [1972] C.T.C. 380, 72 D.T.C. 6325.