Dans les manchettes | Espace | Harvey Sands, Vincent De Angelis et Nina Vu | Imposition des paiements incitatifs à la location; jurisprudence récente

Attention aux paiements incitatifs à la location (PIL)

LA COUR DU QUÉBEC STATUE QU’UN PIL N’EST PAS UNE DÉPENSE COURANTE ET N’EST DONC PAS DÉDUCTIBLE DU REVENU DANS L’AFFAIRE MOTTER C. AGENCE DU REVENU DU QUÉBEC

By: Nina Vu, LL.B, Conseillère, Fiscalité, Richter S.E.N.C.R.L.

Vincent De Angelis, CPA auditeur, CA, Associé, Richter S.E.N.C.R.L.

Harvey Sands, CPA, CA, Consultant, Richter S.E.N.C.R.L.

 

Les paiements incitatifs à la location (« PIL ») constituent un facteur important lors de la négociation d’un bail commercial pour la plupart des locateurs et locataires. Les locateurs utilisent les PIL pour attirer et inciter les locataires potentiels à louer des locaux et cet outil représente un élément concurrentiel important en matière de location. Vu la valeur monétaire parfois importante des PIL offerts par un locateur, le traitement fiscal des PIL pourrait avoir une forte incidence sur les flux de trésorerie de ce dernier.

En 1998, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») a rendu deux arrêts importants en matière de PIL, Canderel[1] et Toronto College Park,[2] qui ont tous deux permis la déductibilité des PIL en entier du revenu des locateurs respectifs dans l’année de leur décaissement. Une déduction à titre de dépense courante permet au locateur de réduire son impôt à payer pour une année d’imposition donnée. De même, comme les PIL ne sont pas ajoutés au coût du bien immobilier, lors de la vente éventuelle de l’immeuble, ils ne sont plus assujettis à l’impôt en tant que récupération de l’amortissement fiscal.

En mars dernier, une décision rendue par la Cour du Québec, si maintenue en appel, pourrait avoir une incidence importante sur la pratique courante de réclamer les coûts de PIL encourus par le locateur à titre de dépense d’exploitation déductible. La Cour du Québec a statué que le contribuable, soit le locateur Frank Motter, n’avait pas le droit de déduire des PIL de 2,1M$ à titre de dépense courante de ses revenus d’entreprise. La Cour a laissé entendre que Frank Motter aurait dû capitaliser ses PIL en tant que dépense de nature capitale lorsqu’ils ont été encourus lors de la construction de l’immeuble de base. Cette décision est également surprenante, vu les décisions antérieures de la Cour suprême en la matière. Elle fait actuellement l’objet d’un appel devant la Cour d’appel du Québec.

Les activités de Frank Motter consistent essentiellement à construire et à louer des immeubles commerciaux. Il a conclu un bail avec Téléglobe relativement à un immeuble qu’il a convenu de construire à titre de propriétaire et de locateur, pour sa part, et de locataire, pour la part de Téléglobe. Le bail prévoyait qu’un montant alloué pour les aménagements locatifs de 2,1M$ serait versé au locataire Téléglobe. Suite à la construction, Motter a facturé Téléglobe un montant de 2,7M$ pour les améliorations locatives qu’il avait effectuées. Téléglobe a utilisé la totalité du montant alloué pour les aménagements locatifs pour acquitter cette facture et a payé le solde de 600 000$ en argent comptant. Motter a déduit à titre de dépense courante le montant alloué pour les aménagements locatifs de son revenu, montant qu’il considérait être un PIL. Revenu Québec a toutefois refusé cette déduction, considérant le paiement comme une dépense de nature capitale. La Cour a examiné et appliqué les critères établis dans les arrêts de la Cour suprême pour qu’un paiement soit considéré comme un PIL et constitue une dépense déductible, mais dans un contexte de constructions sur mesure; la Cour du Québec a tranché en faveur de Revenu Québec.

Des membres de Richter qui discutent des paiements incitatifs

CANDEREL

La Cour du Québec a d’abord examiné l’arrêt Canderel, dans lequel le contribuable développait et louait des immeubles commerciaux. Suite à la construction de Churchill Office Park (COP), le projet de développement en litige, Canderel a éprouvé des difficultés pour trouver des locataires : seulement 2,3% des locaux de COP étaient loués. De plus, COP devait composer avec un marché hautement concurrentiel, car le taux d’inoccupation se situait à un sommet de 14 % à ce moment-là. C’est alors que Canderel a décidé d’offrir des PIL pour inciter des locataires à conclure un bail avec elle, ce qui s’est révélé être une stratégie gagnante. Canderel a donc déduit les PIL dans l’année où ils ont été effectués, mais le ministre du Revenu national était d’avis que les PIL auraient dû être amortis sur la durée des baux.

Dans cet arrêt, la Cour suprême a défini le PIL comme étant un paiement contractuel fait par un locateur dans le but d’inciter un locataire à conclure un bail à long terme. La Cour a également élaboré six principes devant être appliqués dans l’analyse du bénéfice, pour un contribuable, de payer une incitation à la location :

  1. La détermination du bénéfice est une question de droit.
  2. Le bénéfice tiré d’une entreprise pour une année d’imposition est déterminé en déduisant des revenus tirés de l’entreprise pour l’année en question les dépenses engagées pour gagner ces revenus N.R. c. Irwin, précité, Associated Investors, précité.
  3. Dans la détermination du bénéfice, l’objectif est d’obtenir une image fidèle du bénéfice du contribuable pour l’année visée.
  4. Dans la détermination du bénéfice, le contribuable est libre d’adopter toute méthode qui n’est pas incompatible avec :

(a) les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu;

(b) les principes dégagés de la jurisprudence ou les « règles de droit » établis;

(c) les principes commerciaux reconnus.

  1. Les principes commerciaux reconnus, notamment ceux codifiés formellement dans les PCGR, ne sont pas des règles de droit mais des outils d’interprétation. Dans la mesure où ils peuvent influencer le calcul du revenu, ils ne le feront qu’au cas par cas, selon les faits relatifs à la situation financière du contribuable.
  2. En cas de nouvelle cotisation, une fois que le contribuable a prouvé qu’il a donné une image fidèle de son revenu pour l’année, image qui est compatible avec la Loi, la jurisprudence et les principes commerciaux reconnus, il incombe alors au ministre de prouver que le chiffre fourni ne donne pas une image fidèle ou qu’une autre méthode de calcul fournirait une image plus fidèle[3].

En se fondant sur ces principes, la Cour suprême a tranché en faveur de Canderel et l’a autorisée à déduire entièrement les PIL dans l’année où ils ont été effectués. La Cour n’était pas d’accord avec le ministre du Revenu national et a expliqué que l’amortissement des PIL sur la durée des baux n’était pas une méthode qui donnait nécessairement une image plus fidèle du revenu du contribuable.

La Cour suprême a également souligné que la Cour d’appel fédérale avait commis une erreur en appliquant le principe du rattachement, qui peut être appliqué si une dépense est directement liée à des éléments spécifiques du revenu futur. Dans l’arrêt Canderel, la Cour a établi quatre principaux bénéfices que Canderel a tirés des PIL : la possibilité d’éviter des pertes de revenu si elle avait à maintenir un immeuble vacant, la capacité de satisfaire aux conditions de son financement provisoire et d’obtenir son financement permanent, la capacité de préserver sa réputation et son statut, compte tenu du marché difficile et hautement concurrentiel, et la capacité de gagner des revenus à travers les loyers et les honoraires de gestion. La Cour a reconnu que, même si certains de ces avantages n’étaient susceptibles de se concrétiser que dans l’avenir, le principe du rattachement demeurait inapplicable, si les PIL se rapportaient au moins en partie à des avantages qui se sont concrétisés dans l’année où les paiements ont été effectués, ce qui était le cas pour Canderel.

TORONTO COLLEGE PARK

La Cour du Québec a ensuite examiné l’arrêt Toronto College Park, dont les faits s’apparentent à ceux de Canderel. Encore une fois, la Cour suprême a tranché en faveur du contribuable, en appliquant les principes énoncés dans Canderel.

L’un des nouveaux immeubles commerciaux de Toronto College Park Limited (TCPL) était prêt à être occupé, mais aucun locataire n’avait été trouvé. Par conséquent, en 1983, TCPL a subi des pertes locatives de près de 5M$. Ainsi, durant cette même année, elle a effectué deux PIL : l’un étant décrit comme étant destiné à des améliorations locatives, même si le locataire n’avait aucune obligation de l’utiliser à cette fin, et l’autre, à des entrepreneurs au service du ministère des Services gouvernementaux de l’Ontario et qui a été effectué au bénéfice du ministère.

La Cour suprême a autorisé TCPL à déduire entièrement les PIL dans l’année où ils ont été effectués, et tout comme dans l’arrêt Canderel, elle a souligné le marché particulièrement difficile avec lequel le contribuable devait composer :

[…] [I]l est à mon avis déterminant que le juge de première instance ait conclu, en l’espèce, que l’objet premier des PIL était d’obtenir un avantage qui s’est concrétisé entièrement en 1983 : savoir inciter des locataires éventuels à louer des locaux dans l’immeuble. Cela étant, et je ne vois dans la preuve aucune raison de contester cette conclusion, il y aurait semble-t-il peu de sens à amortir les paiements sur la durée des différents baux […] et le principe du rattachement ne devrait certes pas être appliqué dans un cas comme celui qui nous occupe, où aucun rattachement avec des revenus futurs n’a été constaté.

[…] La question du rattachement ne se pose tout simplement pas lorsque tous les avantages liés à une dépense se concrétisent dans l’année où cette dépense est effectuée.

[…] En toute déférence, la fidélité de l’image du revenu est la seule question qui doit être examinée, une fois qu’il a été établi que la méthode utilisée par le contribuable pour produire cette image est compatible avec les dispositions de la Loi, avec l’interprétation de celle-ci donnée par les tribunaux et avec les principes commerciaux reconnus — notamment les PCGR — qui sont jugés applicables dans le cas en question[4].

MOTTER

Dans le cas de Motter, en mars dernier, la Cour du Québec n’a pas autorisé le locateur à déduire le montant alloué pour les aménagements locatifs de 2,1M$ qu’il avait versé à Téléglobe à titre de dépense courante. Elle a expliqué qu’il n’y avait pas de preuve que le paiement était destiné à inciter Téléglobe à conclure le bail, ce qui ne répond pas à la définition d’un PIL énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Canderel. En effet, cela ne constituait pas un PIL du seul fait que le paiement avait été effectué pendant la première année du bail. Le paiement ne procurait aucun avantage immédiat à Motter dans l’année où il a été effectué, et il n’y avait pas de preuve que Motter ait eu à faire face à un marché particulièrement concurrentiel et difficile.

De plus, la Cour du Québec a examiné la clause suivante du bail :

«It is acknowledged between the LESSOR and the LESSEE that the Initial LESSEE Improvements are intended to be executed as part of the overall contract for the construction of the BUILDING and be installed concurrently with the base building systems in order to minimize the costs of the Initial LESSEE Improvement. LESSOR agrees to exert reasonable efforts in order to minimize the costs of the Initial LESSEE Improvements[5]».

La Cour du Québec a expliqué que le choix de Motter d’apporter les améliorations locatives ne relevait pas du hasard, que cela avait été planifié par les parties et prévu au bail. La Cour a également souligné que cette clause prévoyait explicitement que ce montant alloué à Téléglobe devait obligatoirement être consacré à la construction des améliorations locatives, de façon concomitante avec la construction du bâtiment. Elle a donc conclu qu’« il n’y a aucune preuve qui rattache cette dépense à autre chose qu’à la construction de cet immeuble et à la perspective d’un bénéfice futur lié à la perception du loyer sur la durée du bail[6] ».

La décision rendue par la Cour du Québec dans Motter rappelle qu’il importe de porter une attention particulière aux PIL courants, aux circonstances particulières et accords conclus entre le locateur et le locataire, ainsi qu’au moment de leur conclusion. Les locateurs ne peuvent plus tenir pour acquis que les PIL sont considérés comme des dépenses courantes déductibles du revenu, comme l’avaient établi les décisions rendues antérieurement par la Cour Suprême. L’évolution du droit fiscal et son interprétation peuvent avoir un impact important sur le traitement fiscal des PIL. Il faudrait donc également porter une attention particulière à la formulation et au libellé des clauses relatives aux PIL dans les baux, surtout dans les cas de constructions sur mesure.

 

 

[1] Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147

[2] Toronto College Park Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.C.S 183

[3] Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147, par. 53

[4] Toronto College Park Ltd. c. Canada, [1998] 1 R.S.C. 183, par. 22-23-24

[5] Article 31 du bail conclu par Motter et Téléglobe

[6] Motter c. Agence du revenu du Québec, 2018 QCCQ 3483 (CanLII), par. 41