Planification de la relève. Comment la génération du millénaire peut se préparer à prendre les rênes de l’entreprise familiale.

Une entreprise familiale est une source de fierté, mais elle est également un héritage, un actif et elle comporte de nombreux enjeux. Or, le moment est maintenant venu pour la prochaine génération de faire ses débuts à la direction.

Il y a de quoi se sentir un peu dépassé par les événements, non? Absolument. Comment peut-on se préparer à de telles responsabilités?

Les enfants ou les petits-enfants (soit les membres de la prochaine génération) ont parfois envie de suivre la voie tracée par leurs parents et de travailler au sein de l’entreprise familiale. Ce n’est cependant pas le cas pour tous les enfants. De même, il arrive parfois que ce soient les parents qui ne souhaitent pas passer le flambeau à leurs enfants, même si ces derniers aimeraient qu’ils le fassent. Dans de nombreuses familles, la vision du rôle que jouera la prochaine génération dans l’entreprise familiale, le cas échéant, peut occasionner des conflits et du stress et miner les relations parents-enfants.

Une préparation rigoureuse de la prochaine génération est souvent reléguée au dernier plan. De fait, on croit souvent à tort que les enfants de parents entrepreneurs ont des aptitudes innées à la gestion et la volonté de les mettre à profit. Au contraire, même si les parents ou les enfants voient un passage dans l’entreprise familiale comme une suite logique des choses, ils risquent de miner leurs relations familiales ou de mettre leur entreprise en péril s’ils vont de l’avant sans un plan défini. Il est important d’avoir des conversations ouvertes afin de s’assurer que les développements futurs conviennent aux intérêts de toutes les parties et que les rôles et les attentes sont clairement établis.

Nous nous sommes entretenus avec Justine Delisle et Greg Moore pour discuter de la façon dont la prochaine génération peut se préparer aux responsabilités qui l’attendent. 

  1. Prendre les rênes d’une entreprise familiale peut être intimidant. Comment peut-on se préparer à gérer une entreprise ET à perpétuer un héritage?

Justine Delisle (JD) : On dit souvent que les parents propriétaires d’entreprises préparent la transmission de leur patrimoine ou de leur entreprise pour leurs enfants, mais qu’ils ne préparent pas suffisamment les enfants à la transmission de l’entreprise et aux responsabilités qui viennent avec la gestion du patrimoine. Tout le monde, y compris les membres de la prochaine génération, doit comprendre que ses décisions personnelles auront une incidence sur la structure et l’entreprise familiales. Mettre potentiellement à risque le principal actif familial, soit l’entreprise, est une source de stress immense. C’est pourquoi la formation et la transparence sont essentielles à la préparation de la prochaine génération et doivent être partie intégrante d’une solide structure de gouvernance de la famille.

Être un bon entrepreneur/propriétaire d’entreprise ne s’apprend pas sur les bancs d’école et ne vient pas nécessairement naturellement à bon nombre de personnes. Par ailleurs, les membres de la prochaine génération doivent maîtriser certaines compétences de base en finance. De fait, la compréhension de sujets comme la finance, la fiscalité et le droit est impérative et leur intégration est essentielle pour une prise de décisions éclairées et une gestion d’entreprise responsable.

  1. Abordons maintenant la question que personne ne veut soulever lorsqu’il est question de relève familiale : le népotisme. Quelle est la meilleure manière d’intégrer un membre de la famille sans vexer les employés qui n’en font pas partie? Où les propriétaires d’entreprises doivent-ils commencer?

Deux générations de la même famille sur un yacht

Greg Moore (GM) : Faire partie d’une famille d’entrepreneurs est parfois très complexe, car l’entreprise et le succès qu’elle remporte sont, à de nombreux égards, à la base de l’identité familiale. Il ne faut donc pas s’étonner si de nombreux enfants souhaitent suivre la voie tracée par leurs parents et participer activement à l’entreprise familiale. Bien entendu, cela peut occasionner de nombreux conflits familiaux au fil de l’évolution de l’entreprise et des différentes générations. Les familles qui ont réussi à mettre en place une entreprise qui s’est transmise d’une génération à l’autre ont généralement un cadre clair quant à la façon dont la prochaine génération intégrera l’entreprise familiale, le cas échéant. Ce dernier est généralement basé sur la préparation, soit une introduction rapide au sein de l’entreprise, suivie d’une maîtrise graduelle de fonctions et de responsabilités précises. La plupart des dirigeants d’entreprises familiales prospères mentionneront un système de méritocratie, soit une structure où les membres d’une même famille se voient attribuer des postes de direction à responsabilité croissante, généralement en atteignant des objectifs importants et en démontrant leurs aptitudes à gérer l’entreprise. Dans une entreprise familiale, donner des responsabilités qui semblent non méritées aux yeux des propriétaires non actifs et des employés qui ne font pas partie de la famille peut mener droit au désastre.

Une politique d’emploi des membres de la famille bien définie permettra de définir les exigences nécessaires pour devenir un membre actif de l’entreprise. Elle aidera également à faire en sorte que les membres d’une fratrie et les autres membres de la famille comprennent les attentes à leur endroit et les responsabilités et les objectifs précis qu’ils ont au sein de l’entreprise et en fonction desquels leur rémunération sera déterminée. Une telle politique pourra également faire état d’un parcours bien défini vers la direction de l’entreprise ou des compétences nécessaires pour y parvenir. Ce ne sont pas toutes les entreprises familiales qui sont gérées par un membre de la famille ou qui doivent l’être.

  1. Que se passe-t-il si la prochaine génération n’est pas intéressée par l’entreprise familiale? Comment aborderiez-vous cette conversation?

(GM) : Les propriétaires d’entreprises ont souvent un lien affectif avec leur organisation et la considèrent comme un prolongement de leur famille. Il est donc tout naturel qu’ils souhaitent voir leurs enfants perpétuer leur héritage. Cependant, ce ne sont pas tous les enfants qui sont destinés à devenir des membres actifs d’une entreprise familiale. De même, ce n’est guère plus productif de supposer qu’ils en seront les dirigeants dans le futur.

La plus grande difficulté pour les entreprises familiales est le flou entre la famille et l’entreprise et l’incapacité de distinguer ce qui convient le mieux à chacune. Les propriétaires d’entreprises cherchent rarement à embaucher un employé qui n’a pas la volonté de se distinguer au sein de leur organisation ou les compétences pour le faire. De même, la plupart des parents n’inciteraient jamais leur enfant à poursuivre une carrière en fonction des besoins et des objectifs d’une autre personne. La conversation sur l’embauche dans une entreprise familiale doit être abordée sous ces deux angles, soit ce qui sert les intérêts de la famille et ce qui sert les intérêts de l’entreprise.

(JD) : Intégrer l’entreprise familiale peut avoir plusieurs significations. Tout dépend du rôle que chaque membre de la famille est prêt à jouer au sein de la structure familiale. Par exemple, un membre d’une fratrie peut choisir de ne pas participer à l’entreprise familiale, mais de contribuer à son héritage en étant membre de la fondation familiale. Les membres de la prochaine génération peuvent jouer un rôle opérationnel actif au sein de l’entreprise tout en étant propriétaires. Les membres d’une fratrie peuvent être propriétaires de l’entreprise, mais se concentrer uniquement sur la stratégie et la vision de cette dernière. Chacun a un rôle d’égale importance. L’essentiel est que les familles définissent adéquatement chaque fonction et respectent les champs d’intérêt, l’apport et l’expertise de chaque membre.

  1. En revanche, comment les membres de la prochaine génération doivent-ils indiquer à leur famille qu’ils souhaitent participer davantage à l’entreprise familiale, mais qu’ils n’en ont pas eu l’occasion?

(JD) : Toutes les dynamiques familiales sont différentes. La famille qui n’a pas encore intégré les membres de la prochaine génération à l’entreprise a sans doute ses raisons de le faire. Les membres de la prochaine génération qui sont intéressés par l’entreprise familiale peuvent faire preuve d’initiative en poursuivant leurs études ou en entamant une carrière au sein l’industrie dans laquelle évolue l’organisation de leurs parents avant de commencer à y travailler. Ils apporteront ainsi un nouveau point de vue précieux dont l’entreprise familiale pourra profiter le moment venu.

(GM) : En raison des problématiques liées à la famille et à l’entreprise, bon nombre de parents hésitent à passer le flambeau à leurs enfants. Ils craignent parfois de nuire à leurs relations ou jugent que ces derniers n’ont pas les compétences nécessaires. Pour les membres de la prochaine génération qui souhaitent prendre part à l’entreprise familiale, le premier obstacle consiste parfois à convaincre leurs parents qu’il s’agit de la bonne décision. Ils peuvent apaiser cette incertitude en trouvant des façons de passer du temps dans l’entreprise et en apprenant les concepts de base. Les parents propriétaires d’entreprises qui ont la possibilité de définir des rôles ou des champs d’intérêt précis pourraient être plus disposés à faire une place à leurs enfants et à leur donner des occasions d’apprentissage sur le terrain. Avoir une compréhension claire du rôle qu’ils ont à jouer et des domaines dans lesquels ils estiment être en mesure d’offrir un apport peut aider les parents (et/ou les membres d’une fratrie) à apprécier les occasions de collaboration. Une telle perspective peut également aider à déterminer les compétences nécessaires (faut-il miser davantage sur les études ou l’expérience?) et le calcul de la rémunération. Tout cela revient au besoin d’une politique d’emploi des membres de la famille claire, qui est bien comprise de tous, y compris par les membres de la direction qui ne font pas partie de la famille. Les parents qui s’inquiètent notamment de l’effet de la présence de leurs enfants au sein de l’entreprise familiale sur leurs relations pourront se reporter à cette politique qui les aidera à désamorcer les conflits potentiels.

  1. Les divergences d’opinions peuvent donner lieu à des conflits et à des divisions au sein des familles. Quel est le meilleur moyen d’éviter les conflits avant qu’ils ne commencent?

(JD) : Les familles propriétaires d’entreprises sont très complexes, car chaque membre joue un rôle différent selon les circonstances. Par exemple, le fondateur de l’entreprise jouera parfois le rôle du « père » ou de la « mère » et, à d’autres occasions, celui de « l’actionnaire majoritaire » ou du « président », alors que les enfants joueront le rôle des « enfants », des « employés » et des « actionnaires minoritaires ». Ces rôles demeurent présents même si les circonstances changent, ce qui mène parfois à une certaine confusion. De fait, certaines conversations devraient être limitées à un rôle.

C’est pourquoi nous recommandons fortement aux familles propriétaires d’entreprises d’établir un code de conduite qui définit avant toute chose les différents rôles de chaque membre et les comportements qu’ils doivent adopter lors de situations particulières. Ce code de conduite est partie intégrante de la structure de gouvernance familiale et est essentiel à l’harmonie intergénérationnelle.

  1. En cas de conflit, comment les familles doivent-elles réagir?

(GM) : La réalité est que personne n’échappe au conflit et que l’éviter n’est pas nécessairement sain pour la famille ou l’entreprise familiale. Même si les conflits sont parfois l’occasion tout indiquée de remettre en question des idées préconçues et d’encourager la créativité au sein d’un groupe, ils risquent de devenir nuisibles s’ils mènent à un abus de confiance ou si certains membres de la famille jugent que leurs opinions ou leurs idées ne sont pas respectées par les autres. Il y aura un climat de confiance au sein d’une famille si tous les membres ont également voix au chapitre et s’ils sentent tous que leur opinion est entendue et respectée. Toutes les discussions familiales ne se solderont pas toujours par un consensus. Par contre, il n’y aura assentiment collectif que si tous les membres ont véritablement l’impression d’avoir été entendus et que le groupe a reconnu leurs préoccupations.

Les forums familiaux favorisent une communication efficace et ouverte ainsi que la création d’un climat de confiance. Nous encourageons également les familles propriétaires d’entreprises à mettre en place des politiques officielles en vue de la tenue de ces réunions. Les politiques visent à encourager la participation générale des membres de la famille et elles définissent des règles relativement à la résolution de conflits et à la prise de décisions et elles énoncent officiellement les valeurs et les principes de base à respecter. Compte tenu du flou entre la famille, l’entreprise et les droits de propriété au sein de l’entreprise, les forums familiaux sont le meilleur endroit où discuter des enjeux qui touchent l’organisation familiale. Parallèlement, les familles doivent définir ces forums comme une avenue où discuter des enjeux liés à leur entreprise et s’en tenir à cette limite.

  1. Tout comme les membres de la famille qui y participent, chaque entreprise familiale est unique. Nombreuses sont les organisations où chacun apporte une expérience et une formation qui lui est propre. Comment les membres de la prochaine génération peuvent-ils se préparer autrement qu’en poursuivant des études?

(JD) : Une éducation et une formation adéquates sont à la base de toute carrière. Cependant, lorsqu’il est question d’entreprise familiale, certaines compétences, tant techniques que générales, et certains concepts doivent absolument être maîtrisés. Après avoir collaboré avec tant de familles et entendu leurs préoccupations quant au manque de préparation de la prochaine génération, nous avons décidé de créer le Programme de littératie financière Richter. Il s’agit d’un programme de 10 modules qui portent sur des concepts importants tels que la fiscalité et la planification successorale, les flux de trésorerie et l’évaluation ainsi que les placements, les activités philanthropiques et la gouvernance de la famille. Il aide les familles à comprendre le caractère complexe de leur patrimoine. À la fin du programme, les participants sont en mesure de créer leurs propres tableaux de bord et aperçus des données financières. Les conférenciers étant des associés et des professionnels de Richter, cela signifie que le programme est uniquement offert à des fins de formation, et ce, dans un environnement dépourvu de toute sollicitation. Il s’agit d’une expérience enrichissante, adaptée aux connaissances de chaque participant.

  1. Quel est le meilleur conseil que vous pourriez donner aux membres de la prochaine génération qui commencent à assumer des responsabilités de gestion?

(JD) : Faites preuve d’humilité et de respect envers ce que les générations qui vous précèdent ont construit, mais n’essayez pas de les imiter. Trouvez votre propre façon de faire prospérer l’entreprise ou de faire avancer sa vision. Soyez créatifs, curieux et faites évoluer l’entreprise en mettant à profit votre ADN d’entrepreneur. Assurez-vous de diffuser les valeurs de l’entreprise familiale et sa raison d’être.

(GM) : Assumer des responsabilités de gestion au sein d’une entreprise familiale peut se révéler ardu pour différentes raisons et la « réussite » de l’entreprise et de la famille est en grande partie une question de perspective. Pour tirer leur épingle du jeu en travaillant côte à côte, les membres d’une même famille doivent comprendre les différentes perspectives qu’elles appliquent à leur entreprise et aux rôles au sein de cette dernière. Par exemple, une des plus grandes difficultés rencontrées par les entreprises familiales est la transition de leadership de la génération fondatrice à la prochaine génération. Nous passons beaucoup de temps avec les familles propriétaires d’entreprises pour les aider à comprendre certaines des erreurs à éviter. Par exemple, les stratégies de croissance et d’affectation des capitaux peuvent susciter des tensions entre la génération en place qui ne voit aucun problème à déployer des capitaux et la prochaine génération qui souhaiterait les investir au sein de l’entreprise. Des questions aussi fondamentales que l’équilibre travail/famille peuvent devenir une source de tension, la prochaine génération cherchant à optimiser son utilisation de la technologie pour répartir efficacement le temps passé en famille et au travail, chose qui peut sembler étrange aux générations précédentes, qui ne voient pas toujours les avantages offerts par les nouvelles technologies.

Le meilleur conseil que je pourrais donner tant aux générations en place qu’aux prochaines générations qui travaillent dans une entreprise familiale est de prendre le temps de comprendre la perspective de l’autre et d’apprécier la vision différente qui vient avec l’arrivée d’une autre génération au sein de l’entreprise. Si chacun s’efforce de mieux comprendre la perspective de l’autre, il y aura une meilleure gestion des conflits à long terme.

Avoir une discussion ouverte sur les aspirations et les besoins est un bon point de départ. Nous recommandons aux familles de le faire le plus tôt possible. N’oubliez pas que les activités commerciales ne sont pas l’unique composante de l’entreprise familiale. Il existe d’autres domaines qui sont importants pour l’héritage familial auxquels les membres de la prochaine génération peuvent contribuer de leur propre manière. Des actifs immobiliers passifs, d’autres placements, voire des programmes caritatifs, peuvent nécessiter une gestion à l’extérieur de l’entreprise.

La conversation pourrait être ponctuée de malaises si les enfants éprouvent la pression d’être « la fierté de leurs parents » et de suivre la voie qu’ils ont tracée. Ils ne sont pas nécessairement obligés d’occuper un poste de gestion dans l’entreprise famille, mais il demeure que les enfants doivent trouver eux-mêmes le moyen de se constituer un patrimoine et de créer un sens de réussite qui leur sont propres. En fin de compte, aider chaque membre de la famille à trouver un rôle qui lui permet de s’épanouir profite à l’ensemble de l’entreprise familiale.