Le changement de mentalité après la vente

L’adaptation à un événement de liquidité peut être difficile même pour l’entrepreneur le plus prospère. Nombreux sont ceux qui croient qu’une fois qu’une entreprise est vendue, l’entrepreneur qui a été à la barre de cette entreprise (et qui a géré tout le stress et pris toutes les décisions que suppose l’exploitation d’une entreprise pendant des décennies) vit dans l’aisance et peut apprécier toutes les libertés que procure un événement de liquidité majeur. Cependant, peu d’entrepreneurs sont vraiment préparés au changement de mentalité qui accompagne la vente d’une entreprise.

Une fois l’entreprise vendue, les actifs et le capital disponible sont souvent confiés à un conseiller en placement de confiance. Toutefois, de nombreux entrepreneurs ont de la difficulté à accepter de ne plus être le seul maître à bord. Comment peuvent-ils gérer ce changement de mode de vie et ce passage à une nouvelle étape? Les associés de Richter, Greg Moore et Bill McLean, donnent leur point de vue sur la façon dont les clients peuvent composer avec leur nouvelle réalité.

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1. De nombreux entrepreneurs semblent éprouver des difficultés immédiatement après la vente de leur entreprise; pourquoi?

GREG MOORE (GM) : Lorsqu’une famille vend son entreprise, elle traverse un moment charnière qui l’amène à réfléchir à beaucoup de choses : finances, impôt, planification successorale. Une fois que tout a été finalisé, rares sont celles qui sont bien préparées pour cette prochaine étape. Le but ultime était de vendre, et toute l’attention a été monopolisée par cet unique objectif. Les familles ne se demandent pas nécessairement comment elles vivront la prochaine étape une fois cet objectif atteint.

Pour un entrepreneur qui a consacré beaucoup d’efforts à bâtir son entreprise parfois pendant des décennies, ce peut être une période particulièrement difficile. Pendant toutes ces années, il a eu le contrôle, il a été la personne qui transmettait l’information et exerçait son influence, et sa propre vie dépendait de ses prises de décisions et de la façon dont il gérait son entreprise. Maintenant, tout cela ne tient plus qu’à un portefeuille de placements pour lequel il se sent moins compétent et beaucoup moins en contrôle, une situation avec laquelle il a du mal à composer.

 

2. Les entrepreneurs n’anticipent donc pas l’ampleur de ce changement de mentalité?

GM : Si l’entrepreneur s’est identifié à son entreprise pendant 10 à 30 ans, on peut raisonnablement s’attendre à ce que son sentiment d’estime de soi soit fortement ébranlé après la vente de l’entreprise dans laquelle il s’est autant investi pendant si longtemps. Pour plusieurs, c’est toute leur identité qui est remise en question; leur entreprise, c’était leur « bébé »; ils se sont identifiés à elle toute leur vie et ne s’attendent peut-être pas à devoir répondre aux questions qui surgissent inévitablement après – « qui suis-je? », « je fais quoi maintenant? » – ni à ce qu’on peut ressentir quand on perd le contrôle.

De plus, ils hésitent souvent à faire appel à des conseillers qui pourraient les amener à penser différemment, parce qu’ils estiment qu’ils n’ont pas besoin de changer leur façon de penser. Mais en tant que conseillers de confiance, nous les aidons à se préparer aux défis les plus évidents, et à ceux qui le sont moins. Être un conseiller efficace signifie être présent tout au long de ce cheminement émotionnel.

 

3. Vous parlez beaucoup du « biais de survie » qu’ils subissent immédiatement après une vente. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

GM : Nous avons ce biais de survie dans le monde des affaires; chaque entrepreneur qui a réussi a commis des erreurs en cours de route, mais au bout du compte il garde la tête haute parce qu’il a obtenu du succès, ce qui contribue à ce biais. Il pense donc qu’il devrait utiliser la même approche pour gérer son patrimoine. Le succès est quelque chose d’extraordinaire, mais qui est probablement davantage relié au secteur d’activité ou à l’expérience de l’entrepreneur; notre travail, c’est d’intervenir et d’aider l’entrepreneur à dompter cette forte propension à prendre des risques. Pour progresser, il doit avoir une perception différente du risque en ce qui a trait à son écosystème financier.

C’est difficile pour les entrepreneurs : ils veulent transposer cette confiance excessive dans le monde du placement et tout réinvestir dans une entreprise semblable à celle qu’ils ont bâtie. C’est particulièrement vrai pour les entrepreneurs du secteur de la technologie, qui ont le sentiment d’avoir des connaissances uniques et un accès privilégié à ce domaine d’activité. Ils veulent tout de suite réintégrer ce système. Notre travail consiste à aider à gérer le risque en tant que fiduciaire et à évaluer, entre autres, si le risque de concentration est important. Même si les entrepreneurs ne voient pas l’intérêt, nous voulons nous assurer que ce pour quoi ils ont travaillé si fort est protégé et diversifié, et nous voulons travailler de façon optimale pour eux et pour leur famille, parce que c’est une chose de devenir riche, mais c’en est une autre de le rester.

 

4. Vous arrive-t-il de faire face à de la résistance après avoir expliqué tout ça?

GM : Oui, le rendement des marchés financiers au cours des 15 dernières années a donné à de nombreux investisseurs un faux sentiment de sécurité. Les banques centrales et les gouvernements du monde entier ont inondé les marchés de liquidités, ce qui a mené à des comportements extraordinairement risqués de la part des investisseurs et fait grimper en même temps le prix des actifs. La conjoncture relativement favorable de la dernière décennie ou à peu près peut rendre les investisseurs trop complaisants et encourager un biais de récence – mais ce qui fonctionne actuellement ne fonctionnera pas nécessairement toujours. Il est essentiel pour l’entrepreneur de comprendre l’utilité de réduire le risque de son patrimoine financier s’il souhaite conserver son mode de vie actuel pour le reste de ses jours. Notre objectif est de rajuster la composition de l’actif et de constituer des portefeuilles de capital qui auront différentes utilités pour la famille.

 

5. Cette mentalité caractérise-t-elle aussi la façon dont les entrepreneurs abordent le transfert de patrimoine à la prochaine génération?

BILL MCLEAN (BM) : Que ce soit dans le cadre d’un transfert d’entreprise ou de patrimoine, le sentiment rassurant que procure le fait de garder le contrôle est quelque chose que la génération actuelle pourrait vouloir conserver. Dans une certaine mesure, les rôles au sein d’une famille sont déterminés suivant une « hiérarchie » : vous serez toujours « le fils, la fille ou le parent ». C’est pourquoi les enfants qui ont grandi restent souvent des enfants pour leurs parents, qui ont parfois de la difficulté à reconnaître leurs capacités et leurs compétences et qui hésitent par conséquent à les faire participer à la conversation, même une fois devenus adultes.

Le changement de mentalité et la réduction de la propension au risque s’appliquent également aux transitions intergénérationnelles. En ce sens, il s’agit de déterminer comment nous allons assurer la continuité et la compréhension au sein de la famille et veiller à ce que la prochaine génération d’enfants ou de petits-enfants soit prête et compétente, sans que la richesse contribue à les démobiliser. La meilleure façon d’y parvenir est d’amener la prochaine génération à participer à la conversation le plus tôt possible. Dire qu’« ils ne sont pas prêts » ne fera rien pour les préparer au transfert qui ne manquera pas de se produire. Retarder les conversations importantes ne fait qu’accroître l’anxiété et le ressentiment, puisque les enfants pensent que les parents n’ont pas confiance en eux. De plus, s’ils ne comprennent pas de quoi se compose le patrimoine ni l’intention sous-jacente, ils ne pourront pas avoir une compréhension conceptuelle de l’héritage ni se familiariser avec le monde financier complexe qu’ils seront inévitablement responsables de gérer.

 

6. Comment suggérez-vous de mobiliser la prochaine génération de façon constructive?

BM : L’objectif global est d’assurer la continuité pour favoriser un transfert positif d’une génération à l’autre. Sans une planification et une éducation appropriées et des voies de communication solides, les malentendus, les conflits internes et les ressentiments risquent de s’accumuler.

Pour mobiliser la famille de façon constructive, nous nous assurons qu’il existe une structure qui permet à la famille d’être informée et de participer aux décisions qui influeront sur le transfert de patrimoine aux générations futures. Il n’y a rien de préformaté, et personne n’impose un système de valeurs à qui que ce soit, mais on veut plutôt donner à chacun la possibilité d’expliquer son point de vue pour pouvoir ensuite en discuter dans un environnement positif. Un autre exercice (malgré l’inconfort qu’il peut causer) est celui du scénario de décès ou d’incapacité où l’on s’assoit avec les créateurs de richesse pour examiner tout ce qu’ils ont planifié à ce jour pour assurer un bon déroulement dans l’éventualité où ils devaient décéder. Cela permet de comprendre l’intention derrière les décisions prises par le créateur de richesse, tout en réduisant le risque de surprises majeures pour la famille.

Il est essentiel de créer des structures plus organisées autour de l’entreprise familiale (ce qu’on appelle habituellement la « gouvernance »). Le soutien, la coordination et la facilitation active font partie de notre proposition de valeur. Ce rôle de chef d’orchestre auprès de la famille et de ses divers conseillers vise à créer la plus grande harmonie possible pour la famille.

 

7. Y a-t-il des hésitations de la part de l’entrepreneur ou du créateur de richesse?

BM : Il est tout à fait compréhensible que certains puissent vouloir éviter ce genre de discussions franches en raison de l’inconfort ressenti à l’idée de perdre le contrôle, de discuter de sujets qu’ils ont préféré éviter depuis de nombreuses années et d’entendre le point de vue potentiellement divergent des autres membres de la famille. Ces raisons, et bien d’autres encore, peuvent les inciter à éviter des discussions aussi importantes. Mais pour le bien de la famille et des générations futures, nous demandons souvent au créateur de richesse de se mettre à la place de ses héritiers et de réfléchir maintenant aux décisions que ceux-ci seront appelés à prendre et aux commentaires et conseils qu’ils pourraient recevoir, plutôt que d’attendre qu’ils soient confrontés à ces périodes de transition difficiles sur le plan émotif. C’est une façon pour le créateur de richesse de prendre du recul et de réfléchir à son propre héritage. Souvent, ils ont travaillé si fort tout au long de leur vie qu’ils ne se sont pas donné le temps de réfléchir à leur héritage (comme prolongement de leurs valeurs), et cet exercice les encourage à s’arrêter et à bien planifier.

La famille est ensuite beaucoup plus en mesure de s’entendre pour pouvoir prendre des décisions ensemble. Ce processus aide la famille à mieux faire face aux transitions inévitables qui l’attendent et réduit le risque de tensions inutiles pendant la période de stress émotionnel vécu lors d’un décès et d’un changement au sein de la famille.

 

8. Et tout cela, même si l’entrepreneur a un testament et un plan successoral à jour?

BM : Absolument. Les testaments définissent la portée des décisions, mais ils ont aussi tendance à ne pas bien refléter les sentiments plus nuancés que le créateur de richesse voudrait partager et le raisonnement qui sous-tend ses décisions. Ces sentiments doivent être discutés en famille et peuvent aider à préciser comment le plan successoral sera exécuté et comment la prochaine génération peut être mise à contribution. À mesure que l’entreprise familiale se complexifie – conventions d’actionnaires, fiducies, successions, etc. – le créateur de richesse voudra réfléchir à l’approche globale de gouvernance et à la façon d’amener les membres de la famille concernés à participer au processus.

 

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